Richelieu vu par les hommes des Lumières

Le cardinal de Richelieu (1585-1642), musée de Richelieu

Dans ses Mémoires, le marquis René Louis d’Argenson (1694-1757) compare son père, ministre d’Etat, à Richelieu : « De tout ce qui a été en place de nos jours, je puis dire que personne n’a plus ressemblé au cardinal de Richelieu, que feu mon père ».

Au 18e siècle, ce regain d’intérêt et d’estime pour le cardinal-ministre est favorisé par le contexte historique, marqué d’une part par la question de la Maison d’Autriche et d’autre part par les conséquences de la révocation de l’Edit de Nantes en 1685. Les affrontements qui déchirent l’Europe mettent en lumière la clairvoyance du ministre, sa modernité et sa diplomatie. Il est par ailleurs reconnu comme le défenseur de l’équilibre européen et des libertés germaniques, et aussi en tant qu’économiste et stratège militaire.

La question de la Maison d’Autriche

La politique de Richelieu et de Mazarin

Au 17e siècle, les liens entre les Habsbourg d’Espagne et les Habsbourg d’Autriche ont fait craindre la reconstitution d’un vaste Empire. Richelieu surveilla l’extension territoriale des deux grandes puissances de Madrid et de Vienne, afin de contrecarrer leur volonté d’hégémonie et de préserver l’équilibre des forces européennes.

Soucieux de sauvegarder l’œuvre de son prédécesseur, Mazarin œuvra pour que la France continue à affaiblir l’aigle autrichien et le lion espagnol. La paix de Westphalie (24 octobre 1648) anéantit les aspirations à la Monarchie universelle des Habsbourg. Le traité de paix des Pyrénées, signé le 7 novembre 1659, met fin à la guerre déclarée en 1635 dans le cadre de la guerre de Trente Ans. Il est ratifié l’année suivante par le mariage de Louis XIV et de l’infante Marie-Thérèse, fille aînée de Philippe IV d’Espagne.

Un parti austrophobe en France

Au 18e siècle, les prétentions de la Maison d’Autriche deviennent une préoccupation majeure. Le parti antiautrichien dénonce ses visées expansionnistes en Europe. Jean-Louis Favier et le marquis d’Argenson sont des représentants majeurs de cette austrophobie croissante. Dans les années 1730, Louis XV et son ministre le cardinal de Fleury suivent le courant austrophobe. Les deux grandes puissances s’affrontent lors de la guerre de Succession de Pologne (1733-1738), puis la guerre de Succession d’Autriche (1740-1748).

Un accord franco-autrichien est finalement décidé, afin de répliquer au traité anglo-prussien du 16 janvier 1756. Louis XV et Marie-Thérèse signent le traité de Versailles (1er mai 1756). Mais durant la guerre de Sept Ans (1756-1763), le renversement des alliances suscite la colère du parti austrophobe et génère de nombreuses critiques. Après la cuisante défaite de la France face à la Prusse à Rossbach en 1757, le rapprochement avec l’éternelle grande ennemie est tenu pour responsable de l’humiliation dont elle est victime durant cette guerre désastreuse.

Des avis laudatifs sur Richelieu, défenseur de l’équilibre européen

La lutte menée un siècle plus tôt par le cardinal-ministre contre les Habsbourg est exploitée par le parti antiautrichien, opposé au gouvernement du cardinal de Fleury.

Le marquis d’Argenson dénonce la « faiblesse » de Fleury « qui abandonne une politique suivie depuis cent quarante ans et qui prend le contre-pied de ce qu’ont fait Henri IV, le cardinal de Richelieu, Louis XIV et M. de Chauvelin lui-même, leur maxime constante ayant été de protéger l’empire contre l’empereur, afin d’empêcher les agrandissements ultérieurs de celui-ci… ».

En vue de dénoncer les risques d’une alliance avec l’Autriche, contraire à la position de la France depuis le 16e siècle, Jean-Louis Favier se réfère à la conduite prudente et avisée de Richelieu, qui a su redresser la politique pro-espagnole orchestrée par Marie de Médicis et le maréchal d’Ancre.

Richelieu représenté enchaînant l’aigle impérial et le lion espagnol, cliché du musée de Richelieu

Richelieu et les princes protestants de l’Empire

De Richelieu à Louis XIV, un renversement de politique

Afin de contrecarrer la volonté d’hégémonie des Habsbourg, le ministre de Louis XIII n’a pas hésité à passer des alliances avec les princes allemands « qui faisaient autrefois contrepoids à la grandeur de la Maison d’Autriche ». Cette habile conciliation a permis de protéger les princes asservis par les Habsbourg, tout en préservant le territoire français. Les accords signés par Richelieu avec des « hérétiques » ont été très controversés par les dévots rigoristes. Au contraire, la France est apparue à ceux qui y étaient favorables comme la libératrice des peuples opprimés et l’amie de la liberté.

Mazarin poursuit, là encore dans ce domaine, les négociations de son prédécesseur. La Ligue du Rhin, conclue en 1658 avec les princes allemands, est destinée à maintenir les clauses du traité de Westphalie. Mais après la mort de Mazarin en 1661, plusieurs conflits armés embrasent l’Europe : la guerre de Dévolution entre la France et l’Espagne (1667-1668, la guerre de Hollande (1672-1678) entachée par de multiples massacres et pillages, la guerre de la Ligue d’Augsbourg (1688-1697, la guerre de Succession d’Espagne (1705-1714). Louis XIV est accusé de vouloir dominer l’Europe.

Le roi de France suscite par ailleurs la colère des princes protestants lorsque, poussé par les dévots, il révoque l’Edit de Nantes en 1685. L’Allemagne devient une terre de refuge pour les huguenots persécutés par le Roi Soleil.

Des avis élogieux sur Richelieu, homme d’état à la politique avisée

En comparaison à l’action destructrice de Louis XIV, le gouvernement du cardinal-ministre, tant décrié par ses adversaires au siècle précédent, est mis en lumière et reconnu à sa juste valeur. Richelieu apparaît désormais comme un homme d’Etat tolérant dont la politique avisée et pleine de bon sens est aux antipodes du fanatisme exacerbé par la révocation de l’Edit de Nantes.

Pour le théologien calviniste Pierre Jurieu (1637-1713), le cardinal-ministre fut le génie de la France, car il a réussi à lutter contre la Maison d’Autriche, tout en soutenant les princes protestants. Sans son intervention, ils seraient tombés sous le joug de l’empereur. Les hommes des Lumières reprochent à Louis XIV son manque de diplomatie et soulignent au contraire les effets heureux de l’action conciliatrice menée par le cardinal-ministre, qui eut un crédit immense dans l’Empire.

Richelieu économiste et stratège militaire

Richelieu : le développement de la marine et du commerce

« La puissance des armes requiert non seulement que le Roy soit fort sur la terre, mais aussi qu’il soit puissant sur la mer… » (Testament politique de Richelieu, II, chapitre IX)

Le cardinal-ministre n’a pas seulement marqué les hommes des Lumières par sa diplomatie et son art de la négociation, mais également par les efforts qu’il a déployés pour développer le pouvoir maritime, afin de faire contrepoids à la puissante marine espagnole et hollandaise. Avant son ministère, il n’y avait pas de marine royale en France. En cas de guerre, le gouvernement était obligé d’avoir recours à des particuliers pour se procurer des navires. L’équipement d’une flotte nécessitait donc de nombreuses démarches et une perte de temps considérable.

Richelieu décida de pourvoir le pays d’une marine militaire qui appartiendrait vraiment à l’Etat. De nombreux ports ont été fondés, tels Brest, Brouage et Toulon. Grand admirateur du cardinal-ministre, Colbert appliquait rigoureusement ses maximes. Il considéra l’établissement d’une marine royale comme l’un des principaux objets de son ministère.

Richelieu travailla par ailleurs au développement du commerce extérieur de la France, grâce à des traités avec la plupart des nations étrangères et à la création de compagnies pour le commerce colonial.

Il œuvra également pour mettre un terme aux pirateries des Barbaresques en Méditerranée, qui rendaient toute négociation impossible. Dans ce but, il établit en 1626 un règlement pour la mer, puis il passa des traités avec l’Algérie, la Tunisie et le Maroc. Des expéditions (1624, 1629, 1630) furent lancées sur les côtes occidentales d’Afrique, pour lutter contre les corsaires de la ville de Salé, qui avaient capturé un grand nombre de vaisseaux français et réduit les matelots à l’esclavage.

En 1626, il fonda la Compagnie de Saint-Christophe en Amérique, première compagnie française européenne, et développa dans les années suivantes le commerce maritime avec les Indes occidentales. En 1642, il créa la Compagnie des Indes orientales. Dans ce domaine, il fait là encore figure de précurseur, ainsi que le soulignent les hommes des Lumières.

En 1627, Richelieu créa la Compagnie des Cent associés, afin de développer la Nouvelle France. Champlain fut nommé gouverneur du Canada. Une politique de peuplement et de colonisation fut définie.

Les économistes du 18e siècle soulignent les efforts déployés par le ministre pour inciter la noblesse à se tourner vers des activités commerciales et maritimes (sans perdre leur qualité de nobles), idée là encore avant-gardiste.

Richelieu stratège militaire

Le jeune Armand Jean voulait faire carrière dans les armes. Mais son frère Alphonse renonça à récupérer la charge de l’évêché de Luçon et il fut obligé d’entreprendre des études de théologie, afin de conserver cette source de revenus dans la famille. Mais il n’a pas oublié sa vocation première. Dans son Testament politique, Richelieu consacre un long développement à la puissance militaire d’un Etat.

La pensée stratégique émerge véritablement en Europe au siècle des Lumières. La grande tactique est l’art de mener les troupes, qui doivent être très mobiles et surprendre l’ennemi. Les hommes des Lumières vantent alors les idées avant-gardistes du cardinal de Richelieu.

Désavoué par nombre de ses contemporains, celui qui a été un précurseur dans de nombreux domaines est ainsi bien mieux compris au siècle suivant. Les avis élogieux se multiplient à son sujet. On voit en Richelieu à la fois le génie politique, le négociateur, le fin stratège… Les hommes des Lumières célèbrent aussi la prudence et la modération de Richelieu, lorsqu’il entreprend des réformes. Certes, il innove, mais dans le respect des institutions et des usages anciens.

Toutefois, les pamphlets diffamatoires du 17e siècle, qui visaient à dénigrer Richelieu, ont été véhiculés par plusieurs romanciers du 19e siècle (Alexandre Dumas, Victor Hugo…), qui ont malheureusement discrédité l’œuvre du grand homme…

(© Marie-Pierre Terrien

Pour en savoir plus : Marie-Pierre Terrien, Richelieu, le cardinal-ministre, sa cité idéale, son héritage, Editions La Simarre, 2021.

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