Richelieu vu par Alexandre Dumas

Auteur à succès, Alexandre Dumas a contribué à développer en France le roman historique, initié par Walter Scott au début du XIXe siècle. Les Trois Mousquetaires, Le comte de Monte-Cristo ou La Dame de Monsoreau sont ses romans les plus célèbres. C’est dans Les Trois Mousquetaires, œuvre mondialement connue, que l’auteur forge le portrait de Richelieu. Au cœur de toutes les intrigues, le cardinal-ministre y occupe une place centrale. L’œuvre est publiée à l’origine sous forme de roman feuilleton dans le journal Le Siècle, du mois de mars au mois de juillet 1844. C’est un succès immédiat et le roman est édité dès 1844 aux éditions Baudry, puis réédité en 1846 chez J. B. Fellens et L. P. Dufour avec des illustrations de Vivant Beaucé. Traduit en anglais dès le XIXe siècle, il est également adapté au théâtre, puis au cinéma au siècle suivant.

Toutefois, les romans historiques d’Alexandre Dumas sont avant tout des romans de cape et d’épée, car ils privilégient l’aventure au détriment de la vérité historique. Les Trois Mousquetaires brossent un portrait peu sympathique de Richelieu et non conforme à la réalité.

Ce roman continue de nos jours à véhiculer une image caricaturale de celui qui fut pourtant un précurseur dans de multiples domaines. En effet, il est toujours publié, notamment sous forme de bande dessinée, en français, en anglais ou en japonais… Les Trois Mousquetaires sont le premier volet d’une trilogie. Le roman est suivi de Vingt ans après (1845), puis du Vicomte de Bragelonne (1848-1850), œuvres dans lesquelles l’écrivain reprend ce portrait déformé, ainsi que dans deux autres de ses ouvrages a priori plus historiques, Louis XIV et son siècle (1844-45) et Henri IV, Louis XIII et Richelieu (1866).

Alexandre Dumas prétend s’être inspiré des Mémoires de d’Artagnan,écrites par Gatien de Courtilz et publiées en 1700. Ce personnage a en effet réellement existé, ce qui permet à l’auteur de donner une portée historique à son œuvre. Mais le romancier a surtout puisé ses références dans les pamphlets diffamatoires du XVIIe siècle, divulgués afin de dénigrer la politique du cardinal-ministre. Ces écrits furent une mine d’inspiration pour notre auteur à la verve intarissable. Les protagonistes de ses romans ont été caricaturés, tandis que les faits historiques, tels l’énigme des ferrets de la reine ou le siège de La Rochelle, ont subi un véritable processus de distorsion historique. Cette confrontation de l’histoire et de la littérature apporte un éclairage novateur à l’œuvre d’Alexandre Dumas.

Les Trois Mousquetaires, édition de 1853 ( collection privée )
 

Les protagonistes : Le bon et le truand

Richelieu est assimilé à un tyran qui fait régner la terreur : « un homme devant lequel tremblaient les plus grands du royaume, à commencer par le roi ». Grâce à ses agents, cet homme diabolique est informé de toutes les affaires du royaume et nul ne peut échapper à son « regard d’aigle ». Les mousquetaires de Louis XIII et les gardes du cardinal-ministre sont eux-mêmes assimilés à des rivaux.

Qu’en est-il en réalité ?

En 1624, le Cardinal entre au Conseil du Roi et, rapidement, les deux hommes deviennent inséparables. Son talent et sa conception de la grandeur de l’Etat le rendent complémentaire de Louis XIII, qui ne peut plus se passer de ce serviteur dévoué. Un guide éclairé dans la direction des affaires générales du royaume et un fidèle conseiller. Le ministre quant à lui n’est rien sans le roi. Les nombreux obstacles qu’ils réussissent à surmonter les rapprochent et les confortent dans la nécessité de travailler ensemble, afin d’œuvrer pour la grandeur de la France. Dans les tableaux qui célèbrent leurs victoires, ils figurent tous les deux au premier plan. Et les gardes de Richelieu, identifiables à leur casaque rouge à croix blanche, sont représentés à l’arrière plan, guerroyant aux côtés des mousquetaires du roi, représentés avec leur casaque bleue à croix blanche ornée de fleurs de lys.

Mais dans les années 1630, le cardinal-ministre se fait beaucoup d’ennemis, au lendemain de la paix d’Alès (1629) qui maintient la liberté de culte pour les protestants. Les catholiques les plus fervents estiment qu’il accorde de trop grandes concessions aux réformés et déplorent sa modération. Il est selon eux trop indulgent… Parmi ses ennemis les plus virulents, qui divulguent de nombreux pamphlets diffamatoires à son encontre, Mathieu de Morgues, partisan de Richelieu jusqu’en 1629, désapprouve ensuite très sévèrement sa politique. Or ses railleries ont été textuellement reprises par Capefigue, dans son ouvrage Mazarin, la Fronde et le règne de Louis XIV, publié en 1835, soit quelque dix ans avant la publication des Trois Mousquetaires. Ces critiques étaient donc parfaitement connues d’Alexandre Dumas.

En outre, le romancier ne travaillait pas seul. Il avait un précieux collaborateur, Auguste Maquet, dont il fit la connaissance en 1838. Ce véritable rat de bibliothèque a certainement eu connaissance des nombreux pamphlets écrits à l’encontre de Richelieu. Dans ses Historiettes, Tallemant de Réaux a notamment colporté de multiples ragots… Rédigées à partir de 1657, les Historiettes ont été publiées la première fois en 1834, dix ans avant la publication des Trois Mousquetaires.

Conseillé par Richelieu, Louis XIII demande à la reine de paraître au prochain bal des échevins avec ses ferrets…, Les Trois Mousquetaires, édition de 1853 (collection privée)

L’énigme des ferrets de la reine

L’affaire des ferrets

Cette histoire a été échafaudée à partir de la prétendue relation amoureuse entre Anne d’Autriche, épouse de Louis XIII, et George Villiers de Buckingham, favori de Charles Ier d’Angleterre. Alexandre Dumas relate que la reine a offert sa parure de ferrets au duc, en témoignage de son amour. Le cardinal-ministre, présenté comme hostile à Anne d’Autriche, ne songe alors qu’à la persécuter : « La reine étendit son regard autour d’elle et vit derrière le roi le cardinal qui souriait d’un sourire diabolique… ». Poussé par son ministre, Louis XIII doit demander à son épouse de paraître au prochain bal des Echevins avec les ferrets de diamants qu’il lui a offerts. Pour mieux compromettre la reine, Richelieu demande à Milady de Winter, un de ses agents, de voler deux des ferrets…

Dans Les Trois Mousquetaires, Alexandre Dumas reprend l’affaire des ferrets et lui ajoute le personnage de Constance Bonacieux, épouse du propriétaire de la maison où il loge et lingère de la reine. Enlevée par le duc de Rochefort, elle est secourue par d’Artagnan, qui est tombé amoureux de cette jeune femme. La jeune femme se confie à son courageux prince charmant. Notre vaillant héros décide de récupérer les ferrets et part pour l’Angleterre, qu’il rejoint avec un laissez-passer volé au comte de Wardes, l’amant de Milady, et se présente à Buckingham. Le duc remue ciel et terre pour sa dulcinée et charge son joaillier personnel de refaire les ferrets volés par Milady.

Alexandre Dumas exploite l’affaire des ferrets, pour en faire un des ressorts de son roman. Mais la réalité historique a été une fois encore déformée.

Les faits historiques

Richelieu surveille l’extension territoriale des deux grandes puissances de Vienne et de Madrid. Le royaume de France risque en effet d’être pris en tenaille entre les serres de l’aigle impérial et la gueule du lion espagnol. Le dessein du ministre est de développer la puissance de la France, afin de lui donner la juste place qui lui revient en Europe, d’où la nécessité d’abaisser les deux branches de la Maison de Habsbourg. Depuis le 26 mars 1635, la France et l’Espagne sont en guerre.

Dans ce contexte d’affrontement des grandes puissances, on comprend que le ministre de Louis XIII fasse discrètement surveiller Anne d’Autriche, fille de Philippe III d’Espagne et de l’archiduchesse Marguerite d’Autriche. Elle est donc la sœur du roi d’Espagne Philippe IV, qui a succédé à son père en 1621, et du cardinal-infant, gouverneur des Pays-Bas espagnols. En 1637, le scandale éclate… Anne d’Autriche correspond clandestinement avec ses deux frères. Elle est au cœur d’un complot qui vise à affaiblir le royaume de France et à le pousser à traiter avec l’Espagne ! La correspondance de la reine est rendue publique. Ses sorties sont surveillées et son entourage est épuré.

Le garde des Sceaux Séguier chez la reine Anne d’Autriche,
Les Trois Mousquetaires, édition de 1853 (collection privée)

La prise de La Rochelle

En raison du terrible siège de La Rochelle, Richelieu est souvent associé à la lutte contre les protestants, alors qu’il a eu l’intelligence de maintenir la liberté de culte pour les réformés (il combattait le parti huguenot, non les huguenots). Avant la prise de la cité rebelle, Richelieu assure qu’ils seront toujours bien traités, « pourvu qu’ils demeurent dans l’obéissance … On ne leur veut faire aucun mal, mais seulement empêcher qu’ils n’en puissent faire ». Le maire de La Rochelle, Jean Guiton, a eu sa part de responsabilité, car il n’a jamais accepté les négociations de Louis XIII et de son ministre.

Dans le roman d’Alexandre Dumas, une lettre de Mr de Tréville annonce à d’Artagnan que le roi à l’intention de lui accorder la faveur d’entrer chez les mousquetaires, qui était son vœu le plus cher. En vue du siège, nos quatre héros préparent leur équipage, afin de rejoindre le Cardinal. Arrivés à La Rochelle, les mousquetaires croisent le cardinal-ministre à la nuit tombante et l’escortent jusqu’à l’auberge du Colombier rouge. Ils découvrent qu’il a rendez-vous avec la sulfureuse Milady… Intrigués, ils écoutent en cachette leur conversation et entendent, atterrés, que Richelieu lui demande de tuer le duc de Buckingham. En échange, il lui remettra un blanc-seing, qui lui permettra d’assassiner d’Artagnan, sans risquer de terminer à la Bastille. A nouveau le ministre est peint sous les traits d’un personnage machiavélique et manipulateur.

Là encore, l’histoire est victime du même processus de distorsion : certes, il est avéré que le duc de Buckingham vint assiéger l’Ile de Ré à la fin du mois de juillet 1627, dans l’objectif de porter secours aux protestants de La Rochelle. Qu’il subit une cuisante défaite, lorsque le maréchal de Schomberg vint prêter main forte au maréchal de Toiras au début du mois d’octobre. Ce n’est pas Richelieu qui a ordonné l’assassinat du duc. C’est Lord Felton lui-même qui à pris cette initiative. Lieutenant dans l’armée anglaise, ce puritain irlandais estimait en effet que Buckingham était un dépravé. Dans Les Trois Mousquetaires, Milady réussit à séduire et corrompre John Felton, qui assassine le duc à Portsmouth, le 23 août 1628.

Dans le roman de Dumas, d’Artagnan est le véritable héros de La Rochelle. « L’œil vif et l’esprit prompt », il échappe à une embuscade fomentée par Milady et se couvre de gloire en allant défendre un bastion repris par les Rochelois : « Il raconta les périls qu’il avait courus. Ce récit fut pour lui l’occasion d’un véritable triomphe » Richelieu apparaît au contraire comme un truand, qui complote avec Milady, alors qu’en réalité il a été le grand vainqueur de La Rochelle.

Toutefois son mérite ne fut pas reconnu à l’unanimité. En effet, au lendemain du siège de la cité rebelle, le ministre supprima les privilèges politiques des réformés, tout en leur concédant la liberté de culte. Les ultra catholiques n’acceptèrent pas sa modération. Ils attendaient de cet homme d’Eglise puissant la révocation de l’Edit de Nantes… On ne peut pardonner à Alexandre Dumas d’avoir écrit dans Les Trois Mousquetaires : « La canonnade de l’Ile de Ré présageait les dragonnades des Cévennes, la prise de La Rochelle était la préface de la révocation de l’édit de Nantes » (chapitre XLI). Au contraire, le cardinal-ministre a toujours voulu maintenir la liberté de culte pour les protestants. La politique de conciliation à laquelle il aspirait sera définitivement anéantie par la révocation de l’Edit de Nantes en 1685 et la persécution des protestants par Louis XIV. C’est la face sombre du Roi Soleil. C’est l’heure des dragonnades qui terrorisent la population, des conversions forcées et de l’obscurantisme.

D’Artagnan se couvre de gloire lors du siège de La Rochelle,
Les Trois Mousquetaires, édition de 1853 (collection privée)

La réhabilitation de Richelieu

Le romancier réhabilite toutefois le cardinal-ministre dans Le comte de Moret. Ce dernier, Antoine de Bourbon-Bueil (1607-1632), était le fils d’Henri IV et de Jacqueline de Bueil (1589-1651), une des maîtresses officielles du roi. Publié sous forme de roman feuilleton en 1865-1866, Le comte de Moret fut édité en 1946, sous le titre Le sphinx rouge :

« Le cardinal de Richelieu est un homme de génie… Dans ce vide de la monarchie qui se fait entre Henri IV et Louis XIV… pour pétrir cette boue animée, pour en faire la genèse d’un monde nouveau, c’était un cerveau qu’il fallait, et pas autre chose… l’homme sur qui reposaient les destinées de la France » (chapitres VIII et XI).

© Marie-Pierre Terrien

Pour en savoir plus : Marie-Pierre Terrien, Richelieu vu par Alexandre Dumas, Editions Pays et Terroirs, 2019 et Richelieu, le cardinal-ministre, sa cité idéale, son héritage, Editions La Simarre, 2021.

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